« La science militaire, c’est d’abord la géographie » rappelait Oleksiy Arestovych, conseiller du président Zelensky, le 30 mars 2022 (Feygin Live). L’inverse n’est pas vrai, mais pour comprendre une guerre, la géographie reste fondamentale quand elle ne se limite pas à placer des capitales sur une carte. Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, elle est peu, sinon jamais, convoquée par les médias, saturés d’experts en relations internationales et de militaires historiens. Elle permet pourtant d’éclairer nombre d’éléments des semaines passées, et de celles à venir.

Le choix des cartes : identité linguistique ou nationale ?

Le renseignement russe a failli sur l’état de l’armée ukrainienne mais surtout sur le comportement des populations. Mieux vaut éviter les conclusions géopolitiques hâtives à partir de vieilles cartes, comme celle de la répartition linguistique en Ukraine, qui date du recensement de 2001. A Kharkiv, des personnalités pro-russes défendent la ville contre l’envahisseur, et de Kherson à Louhansk, régions éminemment russophones, des manifestations anti-occupation ont eu lieu dès l’entrée des troupes Russes. Nos contacts sur place affirment que des russophones vomissent désormais la langue de l’agresseur, optant pour l’ukrainien même en privé. Superposer la carte du territoire des Cosaques Zaporogues, ou celle de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle de l’anarchiste Nestor Makhno, à celle des zones de résistance à l’occupation a plus de sens.

 

Ignorance délibérée de la topographie et course aux ponts

La « guerre-éclair à la Russe » était plutôt une guerre de promenade, avec des équipements datant des années 1970, voire 1960, ne considérant aucune contrainte géographique. Pour conquérir l’Ukraine, le franchissement des cours d’eau est impératif, à commencer par le Dniepr. Les tentatives de franchir le fleuve par les airs ont toutes échoué. Les forces héliportées sur l’aéroport de Hostomel n’ont ainsi jamais pu le sécuriser en avance de renfort par les airs.

Au sud, les Russes ont pris Kherson le 2 mars et deux seuls ponts pour franchir le Dniepr et avancer sur Odessa. Mais ils ont buté sur l’estuaire du Boug méridional et son unique pont à Mykolayiv. Il leur a fallu remonter le fleuve sur 100 km, pour tenter de prendre le pont suivant, en amont à Voznesensk, où ils ont été stoppés par les forces territoriales.

Les armées russes évoluent pourtant sur un terrain familier, celui des grandes plaines d’Europe orientale. Sur le papier, leurs véhicules sont taillés pour cette géographie. La quasi-totalité de leurs transports blindés est amphibie. On les voit tous défiler en Ukraine…sur les routes principales, à courir après les ponts. La concentration des colonnes russes sur les axes routiers les rend vulnérables et surtout leur progression est prévisible.

L’accès par la Biélorussie était ainsi fondamental dans le dispositif d’invasion, pour prendre Kiev sans traverser le Dniepr. Le choix d’entrer en Ukraine par les forêts marécageuses de Polésie a cependant forcé les blindées à manœuvrer uniquement sur les routes. C’était la voie la plus courte vers la capitale … si on pariait sur l’effondrement de l’état ukrainien par la seule présence militaire russe en entrant dans Kiev sans combattre.

Le plan d’une ville

Kiev s’est développée à partir du IXe siècle sur une position défensive idéale. Le site originel héberge toujours les bâtiments du pouvoir, sur un petit plateau qui domine le Dniepr et sa plaine orientale. La place est verrouillée au nord, confluence de la Pripiat et du Dniepr, et au nord-est avec la confluence de la Desna. A l’ouest, le plateau est creusé par la vallée de l’Irpine qui offre une ligne de talus défensifs orientés nord-sud. Les routes, rectilignes, qui les franchissent traversent une zone forestière qui protège les faubourgs de la ville. Incapable de percer ces défenses, les troupes russes ont tenté, en vain, de contourner la ville par le sud. A l’est, elles ont approché de 6 km les rives du Dniepr. À découvert et subissant des attaques sur leurs lignes d’approvisionnement, elles ont été sans cesse repoussées.

La prise de quelle Ukraine ?

Si les Russes s’emparent du sud-est du pays, ils auront acquis une grande partie l’Ukraine « utile » …de l’époque soviétique : industries extractives et métallurgiques du bassin du Donets (Don-bas), construction mécanique de Kharkiv et une partie des terres agricoles du bassin du Dniepr. Peuplées de 11,7 millions d’habitants en 2021 (oblasts de Kharkiv, Kherson, Zaporizhzhya, Donetsk et Luhansk, 26% de la population ukrainienne, 17% du PIB. Source : Ukraine Statistical yearbook 2020), ces régions étaient le cœur économique du pays. Elles sont aujourd’hui en déclin démographique au profit de l’ouest et de Kiev, et le Donbas, patrie de Stakhanov, est un outil industriel largement dépassé, sans compter les destructions en cours.


Ukraine


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Impossible neutralisation

Qu’entend Vladimir Poutine par « neutraliser l’Ukraine » ? Un des rares cas de neutralisation « réussie » fut celle du Japon, par les Américains en 1945. Elle nécessita des moyens considérables :  470 000 soldats alliés, dans plus de 200 bases militaires sur tout le territoire japonais. Pour l’Ukraine (1,6 fois plus vaste) il faudrait 752 000 soldats russes pour atteindre ce niveau. Avec un soldat américain pour 153 habitants au Japon fin 1945, on serait à 287 000 soldats russes pour atteindre ce taux en Ukraine, « seulement » 76 000 si on ne considère que les régions du sud-est précitées. La réussite de l’occupation américaine fut aussi le produit de la destruction systématique de tous les centres urbains et industriels, dont Tôkyô, et de l’anéantissement nucléaire de Hiroshima et Nagasaki. La seule chose que Vladimir Poutine est plus ou moins en mesure de d’accomplir en Ukraine.

 

 

 

 

 

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