Pourquoi la Guyane ?
Si cette portion de l’Amérique “française” a connu ses épopées cartographiques coloniales, sa situation géographique entre Brésil et Suriname, son étendue – l’équivalent de l’Autriche, sa très faible densité – 3,2 hab/km2, sa couverture nuageuse intense rendant difficile les prises de vues aériennes ont paradoxalement fait de la Guyane un territoire à fort enjeu informationnel.
L’auteur en fait donc ici un laboratoire de “cartes en train de se faire”, issues de demandes d’acteurs dont les contextualités s’opposent.

Le point de départ est de retracer la circulation de la carte d’orientation minière…
Cette carte qui est censée faire la démarcation entre activités minières autorisées et interdites a été l’objet de controverses lors de la phase d’enquête publique. Jusque là, rien d’exceptionnel pour un schéma qui divise les acteurs – les conflits d’usage sont légion en métropole. Là, Mathieu Noucher s’est livré à une démarche rigoureuse de déconstruction de la synthèse obtenue, à la fois en remontant aux différentes couches préalables qui l’ont constituée et aux acteurs qui les ont utilisées au moyen d’enquêtes de terrain et d’entretiens croisés.

… Qui met en évidence une région aurifère avec des perspectives de développement contradictoires…
D’un côté un des gisements régionaux les plus prometteurs, évalué à au moins 120 tonnes d’or par an, qui mobilise les professionnels du secteur mais aussi de nombreux orpailleurs clandestins – les garimpeiros venus du Brésil et du Suriname voisins – avec les inévitables conséquences de précarité humaine et de dégâts environnementaux, de l’autre une population guyanaise qui balance entre les impératifs de respect de la biodiversité et le désir de s’approprier localement un développement piloté par l’Etat suspect en la matière d’attitude néo-colonialiste.
L’Etat avait d’ailleurs cherché à assainir des pratiques opaques d’attribution de concessions antérieures en mettant en place le SDOM (Schéma départemental d’orientation minière) avec un document dont la carte de synthèse est issue et dont la traduction territoriale sera répercutée sur les ScoT et Plu régionaux.

… Et qui cristallise les oppositions…
Parmi les multiples avis qui contestent la carte, trois expriment des points de vue divergents issus de la société guyanaise mais ont en commun d’y cristalliser leur rejet du projet gouvernemental :
La Fédération des opérateurs miniers de Guyane (FEDOMG) ainsi que le Komité de sauvegarde de l’orpaillage guyanais (KSOG) y voient une restriction trop importante des zones d’exploitation dictée par le lobby environnemental, un encouragement à l’orpaillage illégal et un frein au développement local. D’où la production d’une contre-carte compilant données originelles brutes du web et données d’inventaires du “potentiel minier” fournies par la fédération qui propose une surface d’exploitation non plus de 50% mais de 75% du territoire guyanais.
Les associations de protection de l’environnement se mobilisent elles aussi contre la carte, mais pour des raisons bien différentes liées en priorité aux lacunes de connaissances concernant la biodiversité guyanaise, mettant ainsi en évidence le fait que le zonage du SDOM privilégie les espaces protégés au détriment des espèces protégées . Ils produisent alors leur propre carte à l’aide des données de la plateforme Faune Guyane.
Enfin le Conseil consultatif des populations amérindiennes et bushinenge, organisme officiel récent chargé de conseiller les collectivités territoriales quant aux impacts de projets d’aménagement sur leurs zones de vie, a condamné l’extension de zones d’exploitation sur leurs territoires et réclamé `l’élaboration d’une cartographie participative”.

… Mais qui s’adapte, pour garder un rôle central, renforcé finalement par le numérique :
“Contre-cartes”, demandes de “cartographie participative” : on comprend mieux ici ce que suscite la fabrication d’alternatives au récit institutionnel classique. Au delà de la prolifération de la production de “petites cartes” par les amateurs, il s’agit bien ici d’enjeux essentiels quant aux types de développement à venir, ici pour la Guyane.

La concertation aboutit à un compromis qui modifie la carte – à la marge – et dans lequel les groupes disposant d’une avantage comparatif ont plus les moyens d’imposer leurs vues que les communautés indigènes plus démunies techniquement et qui doivent s’appuyer sur une revendication participative pour ne pas être marginalisés.
Ce que nous aurions pu anticiper à la lecture du 1er chapitre – un déplacement du pouvoir conféré par la carte à ceux qui la produisent – ne s’est pas produit : si le Parc amazonien de Guyane a pu produire ses propres outils dans le cadre de la démarche participative liée au code de l’Environnement, il n’a pu se passer des espaces de zonage définis par la carte du SDOM pour penser l’avenir du parc…

http://carto.geoguyane.fr/1/sdom.map

Ainsi la carte produite par l’Etat même légendée comme ne constituant “qu’un caractère indicatif et provisoire” garde la main. Mieux (?), sa malléabilité due au numérique la renforce comme document d’autorité.

C’est ce que confirme une autre étude cartographique sur la circulation des toponymes teko et wayãpi menée par l’auteur selon la double approche déjà décrite, 1- technique, par le décryptage des systèmes numériques, 2- sociologique, par des entretiens menés avec les acteurs.
On sait comment les toponymies “africaines” du temps des colonisations ont été au service de l’exploitation des ressources ; or il semble bien que la malléabilité des bases de données (facilité de fabrication, vitesse de propagation, recyclage récurrent par les réseaux) leur donne l’autorité naguère conférée aux grands récits cartographiques. C’est le cas pour la banque de données toponymiques GeoNames, de source libre, avec un wiki permettant à tout un chacun d’y indexer et géolocaliser les noms de son choix et gérée par les usagers eux-mêmes. Avec plus de 10 millions de noms et des centaines de milliers de requêtes, elles s’impose comme un standard de fait mais sa représentation cartographique pose question : ainsi les différentes plateformes qui s’emboitent telles des poupées russes “moissonnent” certaines données comme celle des noms indigènes guyanais qui disparaissent car non pris en compte par les algorithmes – chaque couche fragmentant les données et permettant ainsi leurs récupération ou leur suppression – ou parce que leur statut juridique – la base de données GéoGuyane n’étant pas formellement sous licence libre – ne l’autorise pas. Si l’on compare les deux plateformes, celle à l’origine, locale et celle terminale, mondiale, l’effet est saisissant :

Sur cette carte et sur le lien qui suit, la cartographie du Parc amazonien de Guyane avec les toponymes en trois langues avec l’appropriation par les habitants de leur espace actuel, linguistique, historique :

Oyapock : des cartos en langue Wayapi et Teko

Et ce qui reste de la même zone dans la base toponymique mondiale Geonames, soit une quinzaine de noms pour moitié en français et en brésilien :
http://www.geonames.org/maps/google_3.169_-52.335.html

Ainsi réapparaît la fracture numérique évoquée dans le 1er chapitre par l’auteur, là où on attendait un processus d’émancipation et d’empowerment. Pour être visible dans le débat public, il reste nécessaire de maîtriser les “bons” outils (cartographie institutionnelle ou contre-cartes) capables de faire bouger les lignes, tandis que les wikis participatifs des communautés amérindiennes se seront perdus en route…

Conclusion : Aux géographes de se réarmer sur le plan critique !
25 ans après, la critique radicale d’Harley dans “Deconstructing the Map” est devenue académique. Pis, une forme de “néo-positivisme numérique” se répand, généré par tout ce que le système techno-numérique permet de produire si facilement en faisant l’économie de tout regard critique. M. Goodchild avertissait récemment de ce paradoxe : “Critical GIS is in danger to become invisible”.
Mathieu Noucher invite donc la communauté des chercheurs à un “réarmement critique” avec ce double enracinement sur le terrain qu’il aura théorisé et pratiqué, en se confrontant à la fois aux acteurs ainsi qu’à la complexité des infrastructures techniques du web.
Ce qui pose in fine la question de l’articulation entre les chercheurs universitaires s’engageant dans une démarche critique et les professeurs en charge de la discipline géographique en général et des cartes en particulier à l’école qui auront à éveiller leurs élèves là comme dans toute pratique numérique à ce qui se cache derrière des usages considérés comme vérité a priori.