La France inégale : partage social de l’espace français
Hervé Le Bras, Institut National d’Études Démographiques (INED)
Nous ouvrons avec ces toutes premières visualisations notre nouvelle rubrique Data. Avec nous cette semaine, Hervé Le Bras, démographe, directeur d’études à l’EHESS et chercheur émérite à Institut National d’Études Démographiques (INED). Aujourd’hui, la répartition des catégories sociales à travers le territoire.
Classes moyennes et supérieures dans les « villes de commandement »
Toutes les données sont en % de la population active (25 à 55 ans), en 2013, date du dernier recensement publié.
Les classes moyennes et supérieures ont investi les métropoles et les grandes villes au point de constituer plus de la moitié de la population active dans certains cas et plus encore dans certains quartiers. Les cadres dominent au cœur des grandes agglomérations, les métropoles ou leurs suivantes immédiates qui possèdent des institutions universitaires et administratives de premier plan. Pour cette raison, on les qualifiait de « villes de commandement » dans les années 1960. Toutes les capitales des 21 anciennes régions figurent dans le groupe de tête auquel seules s’ajoutent Grenoble, Nice, Angers, Tours et des villes de l’Est. Alors que la proportion de cadres y dépasse souvent 20 %, elle chute à moins de 2 % dans de nombreuses zones rurales.
La classe moyenne habite en banlieue
Professions intermédiaires, en % de la population active, 2013.
Les classes moyennes, ces « professions intermédiaires » au sens de l’Insee, sont aussi urbaines que les cadres, mais elles sont moins sélectives. Dans les métropoles, elles s’installent en première couronne, car évincées du centre par les classes supérieures. Dans les villes moyennes, elles occupent aussi les quartiers centraux. Si la carte des professions supérieures se réduit aux capitales des régions, celle des classes moyennes coïncide avec les chefs-lieux des départements, à peu d’exceptions près qui correspondent aux hésitations de la carte administrative : Châlons-en-Champagne et Reims, Pau et Bayonne, Moulins et Montluçon, Brest et Quimper par exemple. La concentration est cependant moindre puisque la proportion des professions intermédiaires dans la population active varie seulement du simple au triple quand on remonte du rural profond vers les grandes villes.
Les ouvriers rejetés hors des grandes villes
Proportion d’ouvriers dans la population active, 2013.
Logiquement, puisque les classes moyennes et supérieures sont en ville, les classes populaires vivent à la campagne. C’est particulièrement net pour les ouvriers. Leur proportion augmente avec la distance à la grande agglomération la plus proche. Ils se concentrent ainsi sur les frontières des départements où ils forment parfois plus de 40 % des actifs. Au XIXe siècle, les ouvriers habitaient dans les villes. Au XXe siècle, ils ont été repoussés vers les faubourgs, puis les cités. Aujourd’hui, les voilà rejetés aux marges du territoire. Une autre régularité fascinante à première vue est la quasi-absence des ouvriers au sud d’une ligne Bordeaux-Grenoble. N’y aurait-il aucun ouvrier travaillant à la construction des Airbus ? En fait, ils ont été remplacés par des techniciens ayant une éducation plus poussée et un salaire en conséquence, ce qui les range dans la classe moyenne.
Commerçants : cap au sud
Proportion d’artisans et de commerçants dans la population active, 2013.
Les ouvriers résident au nord, les artisans et les commerçants, au sud. La coupure est particulièrement nette sur la carte. Au sud d’une ligne Genève- La Rochelle, on compte plus de 10 % d’artisans et commerçants tandis qu’au nord, ils tombent à des pourcentages aussi faibles que 3 %. Un long passé explique cette bizarrerie apparente. Au sud de la Loire, les règles d’héritage attribuaient à un seul enfant l’exploitation ou l’atelier des parents. Le Code civil n’a pas mis fin à cette pratique. Pour la conserver, les couples ont souvent réduit leur fécondité jusqu’à l’enfant unique.
Dès lors, l’industrie naissante n’a pu trouver les ouvriers nécessaires. L’artisanat et la petite propriété se sont maintenus. Dans une moindre mesure que les ouvriers, les artisans et les commerçants ont aussi été relégués loin des grandes agglomérations. Une ségrégation territoriale s’est ainsi mise en place : les travailleurs manuels -ouvriers, artisans, agriculteurs – à la campagne, les travailleurs intellectuels -professions intermédiaires, cadres et professions libérales – à la ville.
Hervé Le Bras, Démographe, directeur d’études à l’EHESS et chercheur émérite, Institut National d’Études Démographiques (INED)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.