Hervé Le Bras, Institut National d’Études Démographiques (INED)
Nous poursuivons notre exploration de la France inégale en examinant comment les catégories socio-professionnelles ont « bougé » sur le territoire en l’espace de 45 ans.
La relocalisation des cadres les plus diplômés
Pourcentage de cadres ayant un diplôme universitaire ou équivalent en 1968 et 2013. Appuyer sur les boutons pour passer entre les deux années.
En 1968, vers la fin des trente glorieuses, les cadres les plus diplômés sont dispersés sur tout le territoire français. Ils sont médecins, enseignants dans les lycées, ingénieurs, par exemple à Montbéliard, fief des usines Peugeot. Leur présence signifie que la périphérie n’est pas tenue à l’écart des métropoles et de la capitale. Changement radical, quatre décennies plus tard. Désormais, les cadres les plus diplômés résident dans les grandes villes, délaissant le milieu rural, ce qui entretient le sentiment d’exclusion à la périphérie.
À Paris, Rennes, Grenoble ou Lille, 90 % des cadres ont obtenu au moins une maîtrise universitaire ou sont passés par une grande école de commerce ou d’ingénieurs. À l’inverse, dans le Roussillon, l’Aude, l’Indre ou l’Yonne, moins des deux tiers ont de tels diplômes. C’est le signe du passage d’une France d’ingénieurs et de notables à une France de financiers et de gestionnaires.
Classes moyennes éduquées : la longue histoire
Pourcentage de professions intermédiaires titulaires du bac ou d’un diplôme universitaire en 1968 et 2013. Appuyer sur les boutons pour passer entre les deux années.
À l’instar des cadres, les classes moyennes les plus éduquées se trouvent maintenant dans les grandes agglomérations, mais leur distribution, en 1968 comme aujourd’hui, renvoie à de très anciennes structures. En 1968, les plus fortes proportions de bacheliers parmi les professions intermédiaires étaient situées dans le grand sud-ouest et plutôt hors des villes de quelque importance. Ce sont presque exactement les régions qui pratiquaient l’héritage préférentiel. Les enfants qui n’héritaient pas se tournaient vers le clergé, vers l’armée (les cadets de Gascogne), vers les études, souvent pour exercer une profession libérale.
Quarante ans plus tard, les classes moyennes les plus éduquées se trouvent dans les régions traditionnellement catholiques. Par rapport aux régions non religieuses, les régions catholiques françaises se comportent comme en Allemagne, les régions protestantes par rapport aux catholiques. La clé de ces comportements n’est donc pas à chercher dans la religion même, mais dans l’autonomie envers l’autorité, celle de la hiérarchie catholique en Allemagne, celle de l’État jacobin en France.
Employés et ouvriers : le retour aux sources
Pourcentage des employés titulaire d’un CAP ou d’un diplôme plus élevé en 1968 et 2013. Appuyer sur les boutons pour passer entre les deux années.
Pourcentage des ouvriers titulaire d’un CAP ou d’un diplôme plus élevé en 1968 et 2013. Appuyer sur les boutons pour passer entre les deux années.
Les classes populaires ont effectué un trajet inverse de celui des classes moyennes et supérieures. Les plus fortes proportions d’ouvriers et d’employés possédant au moins un CAP résidaient dans les zones urbaines en 1968, avec un maximum en Alsace-Lorraine, lointain héritage du mode allemand d’éducation. En 2013, au dernier recensement publié, les ouvriers les plus diplômés résident plutôt hors des agglomérations et surtout dans cette partie de la France, soit de tradition catholique, soit de tradition familiale, ces deux France que l’on a déjà vu apparaître dans la géographie des cadres moyens les plus éduqués.
Les régions concernées sont celles où la vie locale est plus développée, où donc, la compétence est reconnue et appréciée à tous les échelons de la société ce qui constitue un stimulant pour les études. Ces cartes font aussi apparaître ce qui est peut-être le changement majeur sur la période, à savoir l’extraordinaire progrès de l’éducation. 86,5 % des ouvriers n’avaient aucun diplôme en 1968, 29 % en 2013 : ce ne sont plus les mêmes. Idem pour les employés dont le pourcentage de diplômés est passé de 23 % à 81 %.
Hervé Le Bras, Démographe, directeur d’études à l’EHESS et chercheur émérite, Institut National d’Études Démographiques (INED)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.